Si on devait résumer
-ta naissance, on pourrait en premier penser à ce couple qui t'a mise au monde dans la cabine d'un bateau: dans ton dossier, c'est écrit noir sur blanc que tu avais été adoptée alors que tu frôlais même pas les six mois, parce que ta mère n'avait pas eu assez de force pour vivre, ou du moins n'en avait plus la volonté, et qu'elle s'était laissée aller dans son bain après une dernière clope tandis que toi t'étais là à chialer dans ton berceau à cause de ce satané bout de tissu qui t'empêchait de respirer;  parce que ton père, à la place de prendre soin de toi ou de même pleurer sa femme, t'aurait donnée à son pote de toujours, Arys, avant de partir sans laisser de trace. Du coup, t'étais devenue le bébé à la peau dorée de la famille Rgayen, une charmante famille antillaise pas comme les autres: t'étais leur petit rayon de soleil; c'était Kirsteen sur les papiers mais Sadina dans leurs coeurs débordant d'amour.

-ton enfance, tu la qualifierais comme "tranquille". Djamie était la meilleure maman du monde, à te bercer la nuit à la lumière des lucioles avec sa voix cassée et son parfum de vanille; tu te rappelles de ses jolies tresses, de son sourire satisfait et de ses beignets du dimanche. S'en suit Arys; même si souvent tu ne comprenais pas le sens de ses mots, tu l'admirais sur tous les niveaux comme les autres parce qu'il était quelqu'un de bon et de sage; c'était ton modèle, ton repère. Il y avait aussi Célestine, Roland et leurs enfants, Kani, Mike et Dylan, que tu adorais tout simplement: à chaque fois qu'ils venaient vous rendre visite, c'était pour un weekend où la bonne humeur était garantie.
Un jour, tu t'en souviens bien, alors que vous jouiez tous les quatre à cache-cache dans la maison, t'as eu un problème; c'était toi qui comptais, et, ayant trouver la planque de Kani, juste pour la faire un peu flipper, t'as jouer la carte de la surprise, sans t'attendre à ce qu'elle crie aussi fort. En fait, ton visage avait permuté avec celui de Djamie, ce qui, sur le coup, était tout sauf beau à voir, en prenant en compte le fait que ton corps n'était plus du tout en accord avec ta tête. La pauvre, traumatisée pendant plus d'un mois. Dire qu'elle refusait de venir, juste parce que tu vivais là, qu'elle pleurait à chaque fois qu'on prononçait ton prénom. Chaque "non" de sa part te blessait toujours un peu plus, à croire que t'étais un monstre.

-ton adolescence n'a alors pas été celle que tu espérais: après plusieurs fâcheux incidents semblables, la personne qui t'en voulait le plus c'était toi-même. Alors, malgré l'amour qu'on te portait et les bonnes intentions qu'on te dédiait, tu étais devenue plus réservée, plus discrète, continuellement sur la défensive; tu te pensais responsable de chaque bêtise ou malheur, tu faisais tout pour être celle qu'on punisse à la place des autres, tu te maudissais de ne pas être une moldu ou une sang-mêlé un peu moins bizarre, tu étais devenue ton propre bouc émissaire. Et puis à un moment donné on t'a convaincue que tu n'étais pas celle que tu pensais, que tu étais une fille certes un peu étrange mais pas si méchante que ça, que malgré tes complexes tu étais quelqu'un de bien. Arys t'avait même dit une fois alors que tu déprimais complètement, que tu étais comme un lotus dans un marécage, oui, cette fleur qui pousse dans le limon, traverse l'eau, et s'épanouit au ciel, parce que tu étais née dans le malheur et que tu te devais de subir les aléas de la vie pour atteindre la sérénité; tu t'en souviens encore de ces courts instants de béatitude où il était encore là pour te rassurer, te blottir dans ses bras et te couvrir de baisers.

Cela faisait maintenant deux ans que tu vivais seule avec Djaime dans votre petite maison pas loin de la mer, deux ans que tu n'avais plus versé une larme depuis la mort de l'homme que tu considérais depuis le début comme ton véritable père, deux ans que la famille insistait pour que tu ailles prendre des cours de sorcellerie, pour que tu saches maîtriser ton don, deux ans que tu t'étais résignée à apprendre en autodidacte. Et ça faisait presque six mois que tu avais de véritables problèmes de respiration: Célestine avait répété que c'était certainement quelque chose de grave, mais toi, têtue comme tu l'étais, tu repoussais toujours le rendez-vous. Le choc fut brutal quand tu y allas pour faire taire ces inquiétudes inutiles: ta fumeuse de mère biologique avait sûrement voulu te tuer dans son ventre; t'avais une BPCO vicieuse qui t'enflammait les poumons et qui s'était mise en tête de se déclarer que lorsque ton état aurait salement empiré. Du coup t'as fait pleurer ta mère, ta tante et même tes deux cousines, parce que le médecin avait déclaré qu'on ne pouvait pour l'instant guérir de cette infection respiratoire. T'avais à ce moment-là vingt ans: t'étais comme les autres, à avoir des projets, des plans, des ambitions et des rêves pleins la tête, mais non, on te rappelait que tu serais jamais normale et que t'allais certainement crever dans même pas dix ans si l'on se veut rester optimiste.

Septembre 2012; tu t'es bourrée la gueule de médocs avant de venir pour pouvoir respirer normalement pendant minimum dix heures. Vous vous trouvez deux places libres côte à côte dans cette foule bruyante, Djamie et toi; tu la regardes discrètement, elle qui te tient si fermement la main, à la fois excitée et anxieuse; vous vous échangez des sourires. Tout ira bien, qu'elle disait; à cause de ta maladie, elle t'avait fait promettre de t'inscrire à Lungard, étant une ancienne élève, et de devenir la métamorphomage la plus douée de l'école, ce qui n'allait pas être du gâteau, sachant qu'au lycée tes résultats étaient plutôt moyens, sauf en sport, en théâtre et en langues.
Et le brouhaha prit fin: un discours bien long et bien ennuyeux introduisit alors la cérémonie pour déboucher sur une encore plus longue et encore plus ennuyeuse liste de noms impossibles à prononcer. Ça te faisait sourire, toi qui te pensais originaire d'une famille au nom un peu loufoque: en fait tu n'étais rien comparée à certains. Comment ont-ils fait pour vivre sans qu'on se moque d'eux ? Si tu avais continué de te mordre ainsi la lèvre pour t'empêcher de rire, on aurait eu droit à une rivière de sang: heureusement que ta légilimenne de mère t'ait arrêtée en t'expliquant que ces gens étaient les descendants de la crème de la crème du monde sorcier. Pleins aux as quoi.
Et puis ce fut ton tour: Djamie avait les larmes aux yeux; la veille elle t'avait conseillée de suivre ton instinct, tout en te glissant qu'elle avait été une Fraternelle. Après être montée sur l'estrade et t'être saisie du couteau, tu jetas un coup d'oeil vers l'assemblée qui semblait te fixer de part et d'autre: tu te sentais plus qu'incertaine, tremblante. T'avais l'impression de mourir sur place, à en perdre tes moyens devant ces cinq coupes. Là sans trop réfléchir, tu t'ouvris la paume, trop concentrée sur leur contenu; le verre te tentait bien mais.., à ce que tu avais entendu dire, ça signifiait se mettre à nu en public. Non merci: tes secrets, tes mensonges, tu voulais les garder pour toi. Était-ce de l'égoïsme ? Probablement. La terre n'était pas mal non plus, mais quelque chose te bloquait; ton sang lui par contre n'était pas d'humeur à coaguler et à attendre: la première goutte glissa de ta paume et atterrit sans tarder sur les braises ardentes des Audacieux. Des cris sortirent de nulle part, te sortant de tes pensées: pourquoi eux ?
Hm.. Sûrement parce que ton coeur a murmuré à ta raison que tu n'avais plus rien à perdre, que frôler la mort te permettrait certainement de la cerner et de devenir son amie. Sûrement parce qu'au fond, tu ne veux plus avoir peur, tu ne veux plus craindre ni rien ni personne. Sûrement parce que tu avais promis de donner le meilleur de toi-même et de devenir une meilleure personne. Sûrement parce que ce pas que tu venais d'entreprendre avait illuminé le regard ému de Djamie.

Et toi papa, est-ce que tu es fier de moi ?