Jusqu’à tes treize ans, ta vie, c’était une ligne droite. Une ligne droite qui zigzaguait parfois un peu, comme toute vie peut tergiverser à certains moments sans que cela n’ait aucune espèce d’importance, mais une vie qui te menait à un point précis – aussi que « précis » que puisse l’être le concept d’âge adulte. Et puis les côtés du chemin se sont étrécis, distordus, agrandis de nouveau jusqu’à créer deux directions bien distinctes.
Treize ans. La neige caresse les toits des maisons, des immeubles – cime munichoise – de ses flocons immaculés, recouvrant la ville de sa tendresse toute blanche.
D’un côté, la voiture que ta mère ne semble jamais se lasser de remplir – une visage de plus, et encore un sac bourré à ras bords de chaussures, elle s’en fout, la voiture est ensorcelée de façon à toujours avoir de la place – comme si elle trouvait un plaisir malsain dans le rallongement de ce moment. De l’autre, ton père qui la regarde, elle, puis toi – les deux femmes de sa vie qui s’en vont. Tout allait si bien pourtant. Ils vivaient bien dans leur petite maison au centre de Munich, la spécificité des deux femmes de la maison – la capacité de l’une à ranger le salon d’un coup de baguette, et la tendance plus ou moins incontrôlée de l’autre à tout envoyer voler – n’entachait leur petit bonheur, tout allait... si bien.
« Je pense qu’il faut qu’on se sépare, a pourtant un jour déclaré Hannah Ackermann. »
Aucune autre explication que la disparition de l’amour, l’extinction inévitable du feu, pour cette famille qui vole en éclats. « Liesel et moi partons pour Amsterdam, on va aller vivre là-bas. », déclare Hannah Ackermann une fois la garde de sa fille officiellement obtenue. Tu as presque quatorze ans, tu te sens bien dans ton petit quotidien rythmé par les cours et les sorties entre copines, tu ne veux vraiment pas abandonner ton père, tu n’as aucune envie de quitter le pays pour la capitale des Pays-Bas.
« Tu vas me manquer..., murmures-tu d’une voix brisée tandis que la maternelle fourre les dernières affaires à l’arrière de la voiture. J’ai pas envie de partir...
- Je sais, ma chérie, mais tu ne peux pas faire autrement. On se verra pendant les vacances, d’accord ? »
Une dernière étreinte qui t’arrache le cœur alors que les bras paternels te serrent le plus fort possible, comme s’ils espéraient te garder jalousement auprès d’eux, comme s’ils craignaient de ne plus jamais te retrouver. Une dernière étreinte, quelques larmes silencieuses et une tentative tremblotante de sourire. Tu ne souris pas beaucoup, toi, et chacune de ces rares joliesses que l’amour ou le bonheur parviennent à tracer sur tes lèvres est comme un trésor que tu tends timidement à l’autre.
Alors ton papa, avant de t’en aller, tu lui offres un sourire.
« Tu sors ce soir, m’man ?
- Bah oui ma chérie, tu te souviens pas ? J’ai rendez-vous avec Birgit ! »
Tu grimaces à l’entente de ce prénom – sûrement une nouvelle copine à maman, qui a attendu une année de vie dans votre nouvel appartement amstellodamois pour te confier son homosexualité et te faire promettre, à contrecœur, de n’en rien dire à ton père. Pendant une année, elle a consciencieusement tenu son rôle de mère, et puis, tu ne sais pas trop ce qui s’est passé, peut-être se venge-t-elle de tout ce temps perdu, peut-être qu’elle s’acharne à revivre une jeunesse épanouie et accomplie par l’acceptation de sa sexualité, peut-être, vraiment, tu ne sais pas. Toujours est-il que ta mère est devenue ta copine, ou un genre de grande sœur, qui signe tes bulletins d’un œil distrait – aveugle à tes notes catastrophiques et aux commentaires alarmistes de l’équipe enseignante – et ne voit aucun inconvénient à ce que tu sortes en semaine.
« Et du coup, toi, ce soir... ?
- En solo’ avec la télé’, que tu marmonnes en te levant paresseusement du canapé. »
Tu te trouves bien conne d’avoir pensé qu’éventuellement, ta mère souhaiterait fêter son anniversaire avec toi. Bien sûr qu’elle avait déjà prévu une bonnasse à tringler pour l’occasion. Tu refermes sèchement la porte de ta chambre derrière toi et te laisse lourdement tomber dans ton lit, ne te relevant que pour rouler un joint. Tu as seize ans depuis exactement trois semaines et quatre jours – quelle soirée c’était, bordel, tes nouveaux amis se sont littéralement défoncés pour que toute la capitale s’en souvienne – et tu te demandes où tu vas exactement. Avec toute cette liberté, la gamine que tu es explores insouciamment le monde des grandes personnes – on te croit volontiers majeure pour peu que tu allonges tes jambes fuselées d’une paire de talons et il suffit d’un de tes regards enjôleurs pour que l’on accepte de partager avec toi rails et pilules.
T’es un peu comme Alice au pays des merveilles, à te démerder comme tu peux dans un univers qui t’échappe.
Tu fixes la lame d’un air soucieux, hésitant très sérieusement à t’entailler la main. Ça va faire mal, putain, et à tous les coups que ça va foutre du sang partout, ils ont pas trouvé autre chose pour remplacer le Choixpeau ? Ça avait l’air cool, ça, le Choixpeau magique, on te le foutait sur la tête et il t’envoyait là où ça lui semblait bon – ta mère t’a racontée, une fois, quand tu étais petite, comment le Choixpeau a hésité entre Gryffondor et Poufsouffle, pour finalement préférer la seconde possibilité à son grand malheur. Y’a vraiment besoin de... ? Tout le monde te regarde, attendant que tu te décides à agir.
Longue inspiration avant de faire perler ton sang sur les braises ardentes.
Tu optes pour l’audace.
Coucou ma chérie !
Comment tu vas ? Ça se passe bien, à ton école de sorciers ? Sache que je prépare bien notre voyage à Venise (j’ai les billets et la réservation pour l’hôtel, j’attends que tu soies à la maison pour décider de ce qu’on visite) et que tu me manques beaucoup. Je suis bien content de pouvoir t’envoyer des lettres, même si le principe d’envoyer du courrier par hibou (je ne remercierai jamais assez ta mère de m’avoir renseigné là-dessus) me laisse encore perplexe... Et oui, madame, je sais que c’est une chouette leptogramme, on a choisi Engel et Schröder ensemble pour tes dix-sept ans, tu te souviens ?
Sinon, je t’envie de voler sur un balai ! Il faudra que tu me montres ça à ton retour (on se cachera bien, ne t’inquiète pas), et que tu m’expliques un peu mieux le... le... le Quidditch (vous en avez des mots bizarres quand même) ?
Enfin voilà, je pense énormément à toi en espérant que tout va bien, plein de gros bisous à toi,
Papa.C’est un festival de sourires amusés, de moues tendrement agacées et de rictus amers qui traverse ton visage coutumièrement inexpressif. Tout va bien, tout va bien, oui, les « Trainée... Droguée... » murmurés à ton passage ne sont qu’un détail, tu as grandi trop vite, papa, tu te sens différente, tu as l’impression d’avoir un défaut de fabrication, de dysfonctionner, de pas vibrer au même rythme que les autres. Tu voles, parce que dans les airs tu te sens bien, à ta place, au-dessus des merdes et des prises de tête ; et tu voles encore mieux – au-dessus des nuages et du ciel, au-dessus des étoiles et des planètes – après une pipe de crack. On t’emmerde à l’école, parce que tu montres des capacités mais aucune volonté – y’a qu’en défenses contre les forces du mal que tu cartonnes, parce que tu tiens à toujours pouvoir poutrer quiconque te casse les couilles.
Tout va mal, papa.
« Qu’est-ce que tu veux, merdeux ? Allez, casse-toi. »
L’adolescent, plus jeune que toi de quatre ans tout au plus, te fixe d’un air outré avant de tourner les talons et de sortir des toilettes du troisième étage. Abandonnées de tout entretien, rarement utilisées, ces dernières sont devenues ton endroit de prédilection pour fumer une pipe de crack ou un joint de beuh – selon que tu te sens ou pas de tenir les prochaines heures avec ta dernière dose.
Tu te calmes, depuis quelques mois, enfin tu fais en sorte de ne plus trop te faire remarquer. Au moins comme ça il n’y a plus qu’à toi-même que tu doives rendre des comptes. Ou peut-être que tu te mets juste à l’écart, le temps que ton addiction t’achève.
T’en sais trop rien.