« Dox,
Lynmouth me manque.
Tu te souviens de ces dimanches où tu essayais en vain de m’apprendre à pêcher, dans le lac pas loin de notre rue ? Moi je m’en rappelle, surtout du nombre de fois où je suis tombé par-dessus bord. Avec le recul, c’était assez amusant. En tout cas bien mieux que de rester à la maison Travis pour ne rien faire d’autre que passer le temps.
Tu dois également te demander la raison de cette lettre. Aussi étonnant que ça puisse être, je n’en ai pas vraiment. Je me suis juste dit que cela faisait longtemps que je ne t’en avais pas écrite. Tu sais surement que je n’aime pas envoyer des lettres inutiles, notamment car j’ai pris l’étrange habitude de parler de tout et de rien lorsque c’est le cas, mais je pense qu’il faut bien que l’un d’entre nous le fasse. Qu'il se jette à l’eau. Je sais aussi que tu as en ce moment les mains trop plongées dans l’argile pour tenir une plume. Aussi, j’espère que tu ne saliras pas trop ce parchemin.
As-tu des nouvelles de mon père ? Je sais que tu as pris l’habitude d’aller le voir quand je suis à l’école pour savoir s’il va bien. J’espère que c’est le cas, même si je pense qu’il doit encore être cloitré dans son bureau à écrire son prochain bouquin d’Histoire. Il est triste de voir qu’après toutes ces années, le temps n’a pas réussi à guérir son cœur. Je souhaite que ça soit le cas avant sa mort.
Sur cette note joyeuse, je te laisse, je dois rejoindre le club.
Bisous à toi et à Poupouille.
Rosir. » -----
_ Il fait beau dehors.
_ Il pleut… Tu réellement en train de me parler de la météo l’Inconnu ?
_ C’est mieux ça que de parler de notre dernier repas, je pense.
_ Et t’as rien d’autre à dire ?
_ Rien qui ne révélerai pas mon identité.
_ Tu y tiens tant ?
_ Ouais, plutôt.
_ C’est injuste, tu me connais mais moi non.
_ Tu veux peut-être un mouchoir pour pleurer ?
_ Si c’est toi qui me l’apporte, pourquoi pas !
_ Dans tes rêves…
Extrait du journal communicant de Rosir.
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Sur la plage, l’écume réfléchit les quelques rayons du soleil qui arrivent à percer les nuages épais. Le vent souffle et te traverse de part en part. Une fois de plus, tu te retrouves ici. Dox n’étant pas chez elle, tu as dû te trouver un coin pour échapper au déjeuner. En ce moment, ton père est plus morose que d’habitude, de ce fait tu te casses dès que l’occasion se présente. C’est assez triste. Ouais. Mais tu t’y es fait, parce qu’il n’y a que ça à faire.
Alors tu te retrouves là, seul, devant les vagues déchainées.
Malgré les vacances d’été, il n’y a personne aux alentours, parce qu’il va surement pleuvoir, ça te plait assez d’ailleurs. Tu n’as pas envie d’entretenir une discussion longue et sans intérêt. Pas aujourd’hui alors que dans quelques semaines, tu devras retourner à Lungard, sans Dox.
Dox c’est quasiment la tante que t’as jamais eu, la femme un peu loufoque et passionnée qui est parvenue à dépasser sa rancœur envers sa famille malgré le fait qu’elle l’ait abandonné. Une cracmole née de parents sorciers, c’est pas normal, ça gène. Alors Dox s’est barrée de chez elle dès qu’elle a pu et s’est laissée emporter par sa passion. La sculpture. Puis elle a croisé ton chemin. Heureusement. Tu ne sais pas qui tu serais devenu sans elle. Tandis que ton père se plongeait sans fin dans son passé pour avoir la sensation d’être de nouveau proche de ta mère, Eudoxie t’élevait comme elle pouvait en t’apprenant des choses sorcières et en te poussant à laisser exprimer ta passion, l’art des Potions. C’était rafraichissant, comme un bonbon moldu à la menthe. C’était doux aussi, à la hauteur de la douceur des cheveux de ta mère.
Ça l’est toujours d’ailleurs. Voilà pourquoi tu aimes tant la voir. Parce qu’elle t’aime assez pour te laisser la dernière part de tarte à la mélasse ou t’écouter parler de Potions pendant des heures. Pourtant aujourd'hui, elle n'est pas là alors tu restes seul, en contemplant la baie de Lynmouth, ce petit village du Devon qui t'a vu grandir.
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Tes mains sont moites et ton cœur bat à tout rompre. Pourtant, tu t’es rejoué la scène une dizaine de fois dans le bateau qui t’a amené ici, à Lungard. Tu as mis des heures pour trouver ta faction sans l’aide d’Eudoxie. Tu n’en as pas voulu, sans réellement savoir pourquoi et pis c’est ton choix. A toi seul. Le premier choix conséquent que tu as à faire, c’est pas rien. Voilà pourquoi tu as l’impression que tu ne vas jamais atteindre cette putain de table en pierre qui est là, juste devant toi. Elle te nargue, tu le sais. Et tu sais qu’elle sait que tu sais…
Ça y est, tu deviens paranoïaque, mais c’est pas de ta faute. C’est celle de ces putains de coupes et de la table aussi, faut pas l’oublie celle-ci.
Tu respires un bon coup quand tout le monde se retourne vers toi. On a du t’appeler. Surement même. Alors t’essayes de reprendre le contrôle de tes jambes qui se sont transformées en coton depuis un bon bout de temps et tu avances. Par petits pas.
Enfin arrivé devant la table, tu regardes successivement toutes les coupes. Les galets. Le verre. L’eau. Le charbon et la terre. Puis tu empoignes le poignard aiguisé avant de te couper. Assez pour que ça te brûles, assez pour laisser s’échapper quelques goûtes de ton sang et assez pour te donner envie de refermer la plaie à coup de baguette.
La main contre le torse, tu te rejoues une fois de plus le monologue intérieur pour te rassurer.
Tu sais d’avance que tu n’es pas Altruiste, ton passé a forgé ton côté égoïste, celui qui te pousse à choisir la situation la meilleure pour toi, sans te soucier des autres. Ou alors si peu.
Tu ne prends même pas la peine de réfléchir à la faction Sincère. Tu sais mentir, ça casse déjà leur trip de la vérité, tout ça.
Trop solitaire pour être fraternel, il n’en est pas moins que tu regardes quelques instants la coupe remplie de terre sur la table traitresse.
Il y a aussi les Érudits. La faction qui aurait pu être celle de ton père. Tu sais que tu pourrais avoir ta place là-bas si seulement ton désir d’apprendre et de savoir s’étendait plus loin qu’aux domaines qui t’intéressent, tel que les Potions.
Soupirant, tu te souviens alors d’une citation que tu as lue quelque part, dans un vieux bouquin. Une citation qui prend tout son sens aujourd’hui, en cet instant.
« Ce sont nos choix qui montrent ce que nous sommes vraiment, beaucoup plus que nos aptitudes. »Tu tends alors ta main au-dessus de la coupe de charbons et vois comme au ralenti une seule et unique goutte de sang s’y écraser violemment. Voilà.
Tu es un audacieux à présent. Tu as choisi, donc tu es.
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« Et ces plis roses sont les lèvres
De mes désirs inapaisés,
Mettant au corps dont tu les sèvres
Une tunique de baisers. »Théophile Gautier.